Les chiffres publiés par l’industrie le démontrent : le marché du streaming musical connaît depuis 2012 une croissance continue. Cette croissance s’accélère, d’année en année, de façon spectaculaire. Aux États-Unis, les revenus générés par le streaming sur l’année 2019 ont ainsi dépassé la valeur totale du marché de la musique enregistrée de 2017 (données RIAA). La tendance est la même sur le marché britannique, où les chiffres de l’année 2019 établissent de nouveaux records : pour la première fois, le nombre annuel de streams y a dépassé les 100 milliards (données BPI).
À mesure que se développe l’économie du streaming, les questions se multiplient quant à la manière dont se répartissent les revenus entre les différents acteurs de la filière. Les artistes interprètes ne sont pas les seuls à mettre en cause le modèle économique adopté par les plateformes et l’industrie phonographique. Par exemple, les directives européennes adoptées en 2011 (durée de protection) et en 2019 (droit d’auteur dans le marché unique numérique) et les études d’impact qui les ont précédées s’appuient en partie sur le constat que les musiciens non-principaux – c’est-à-dire la très grande majorité des musiciens – sont contraints d’accepter des conditions contractuelles qui ne leur accordent qu’un paiement forfaitaire unique d’un montant généralement faible ou purement symbolique.
Des problèmes constatés par le législateur européen et les États membres de l’OMPI
L’étude d’impact publiée le 16 juillet 2008 par la Commission européenne et préparant la directive allongeant la durée de protection des droits voisins reconnaît ainsi à sa section 4.2.4. : « Session artists transfer their exclusive rights against a lump sum payment, irrespective of the success of the work. The rights recognised to performers under the acquis do not result in concrete benefits for performers. »
L’étude d’impact du 14 septembre 2016 préparant la directive sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique indique à sa section 5.4.1 : « Weaker bargaining power of authors and performers in contractual negotiations. The main underlying cause of this problem is related to a market failure : there is a natural imbalance in bargaining power in the contractual relationships, favouring the counterparty of the creator […]. The difference in bargaining power can also create a “take it or leave it” situation for creators and therefore full “buy-outs” using catch-all language that covers any mode of exploitation without any obligation to report to the creator. »
Plusieurs rapports du Parlement européen établissent un constat similaire.
Des préoccupations voisines sont exprimées par le groupe des pays d’Amérique latine et des Caraïbes de l’OMPI (GRULAC), dans un document de travail publié en décembre 2015 dans le cadre du Comité permanent du droit d’auteur et des droits voisins (SCCR) : « […] la faible rémunération versée aux créateurs, aux compositeurs, aux auteurs et aux interprètes est la répercussion la plus manifeste des progrès techniques réalisés en ce qui concerne l’utilisation dans l’environnement numérique d’œuvres protégées. Dans l’industrie musicale en particulier, […] nombreux sont ceux qui se demandent si le rôle des créateurs et interprètes est suffisamment valorisé. » Le GRULAC considère que le recours à un droit à rémunération équitable « pourrait apporter un meilleur équilibre dans la relation entre [les] artistes et les maisons de disques. »
Le marché du streaming ne pourra générer de revenus décents pour les artistes tant que les pratiques actuelles n’auront pas été remises en question
Au problème de l’iniquité des contrats s’ajoute celui du manque de transparence dans la transmission des données d’exploitation, qui ne permet pas aux artistes interprètes de s’assurer que les royautés qu’ils reçoivent correspondent à ce qui leur est dû. Ce problème est aggravé par le fait que les relevés d’écoutes qui leur sont fournis n’offrent qu’une image très partielle de la chaîne de valeur et ne renseignent pas sur les parts prélevées en amont par les différents acteurs du marché : plateformes, établissements bancaires, services fiscaux, agrégateurs, auteurs et compositeurs, labels…
Distribution centrée-utilisateur : une nécessaire contribution à la transparence
Le manque de transparence affecte aussi la manière dont les revenus perçus auprès des consommateurs sont répartis entre les ayants droit des titres écoutées. Selon le modèle qui prévaut actuellement (dit au prorata), la part de revenu associée à un titre sur une période de référence se calcule comme le ratio de toutes les écoutes de ce titre par le nombre total d’écoutes de tous les titres du catalogue exploité par la plateforme. Un tel système conduit en pratique à exclure les artistes et les productions de niche dont la part relative est alors trop faible pour donner lieu à un paiement. En outre, le nombre d’écoutes effectuées individuellement par un même utilisateur étant pris en compte dans le calcul, il est possible d’utiliser des processus automatisés (« robots ») pour générer des écoutes massives à partir d’un même abonnement, au profit d’un nombre réduit d’enregistrements dont les revenus augmentent ainsi artificiellement.
Le passage au modèle dit « centré-utilisateur » permettrait de faire coïncider très exactement le revenu perçu auprès du consommateur avec le répertoire qu’il aura écouté pendant un mois d’abonnement. Par exemple, si le consommateur choisit de n’écouter qu’un seul artiste pendant un mois, son abonnement ne pourra pas servir à rémunérer d’autres artistes sur cette période. Du point de vue du consommateur, il s’agit d’un progrès manifeste en matière de transparence. C’est aussi une façon de garantir que chaque artiste reçoit ce qui lui revient, ni plus, ni moins.
Cette approche est en cours d’expérimentation par la plateforme Deezer sous l’appellation UCPS (User Centric Payment System). Il faut toutefois noter qu’une distribution « centrée-utilisateur », aussi équitable soit-elle pour les artistes de niche disposant d’un contrat de royautés et leurs labels, n’a aucun effet sur la rémunération des artistes lorsque leurs droits exclusifs ont fait l’objet d’une cession forfaitaire. En mettant en avant l’impact positif de ce modèle sur les artistes, Deezer communique donc sur une image très incomplète de la réalité.
Le droit exclusif de mise à disposition n’est pas adapté à tous les services inclus dans l’abonnement de streaming
Comme on l’a vu, dans l’immense majorité des cas, l’artiste interprète perçoit (au mieux) une indemnité forfaitaire unique lors de l’enregistrement. S’il s’agit d’un phonogramme du commerce, la communication au public et la radiodiffusion de ce phonogramme donnent également lieu au paiement par l’utilisateur (radiodiffuseur, discothèques et autres lieux recevant du public) d’une rémunération partagée entre les artistes concernés et le producteur, presque toujours à parts égales. Cette rémunération présente pour l’artiste interprète l’avantage d’être incessible et constitue (avec la rémunération pour copie privée lorsqu’elle existe) l’unique source de revenus après la cession au producteur des droits exclusifs sur l’enregistrement. Le fait de rendre un phonogramme disponible par voie de téléchargement – qui correspond au droit exclusif de « mise à disposition » – ne génère aucun revenu pour l’artiste s’il ne dispose pas d’un contrat de royautés.
Note : pour les musiciens rémunérés par des royautés, un autre problème peut toutefois se poser pour les contrats antérieurs à l’ère numérique car, dans de nombreux cas, le droit exclusif de mise à disposition n’a pas été cédé dans le contrat initial ni fait l’objet d’un avenant à ce contrat. La mise à disposition par voie de streaming ou de téléchargement constitue alors une violation des droits de l’artiste. Universal a ainsi été condamné en Finlande en 2015 pour avoir mis en ligne des albums du groupe Hurriganes sans en avoir obtenu l’autorisation auprès des artistes.
Il est difficile d’établir dans quelle proportion les services de streaming entrent en concurrence avec les radios musicales. Selon l’industrie, les services numériques se sont exclusivement substitués aux ventes physiques, les revenus perçus auprès des radios continuant, eux, de croître. Même dans l’hypothèse où ces revenus continueraient effectivement d’augmenter, il est néanmoins raisonnable de considérer qu’une part de ce marché est captée par les plateformes et les nombreuses playlists qu’elles proposent à leurs abonnés. En tout état de cause, il est clair qu’il est dans l’intérêt de l’industrie d’exploiter un enregistrement sous le régime du droit exclusif (sur les plateformes), plutôt que de devoir en partager les revenus à 50/50 avec les musiciens concernés (sur les radios).
Les radios elles-mêmes proposent progressivement leurs propres contenus sous la forme de services partiellement interactifs, qui ne donnent pas lieu au paiement de la « rémunération équitable » et privent donc un grand nombre de musiciens des revenus qu’ils perçoivent lorsque leurs enregistrements sont diffusés par les mêmes radios, mais de manière traditionnelle.
Lorsqu’elle a mis en place ses offres de streaming, l’industrie a décidé unilatéralement de placer les différents services offerts au consommateur sous le régime unique du droit de mise à disposition à la demande, les traitant ainsi exactement de la même manière qu’un téléchargement (l’artiste interprète dépourvu de contrat de royautés ne touche donc, ici non plus, aucun revenu de l’exploitation de ses enregistrements par voie de streaming).
Pourtant, un abonnement couvre au moins quatre services différents :
1. L’accès à des titres spécifiques, à un moment et depuis un lieu choisis par le consommateur, ce qui correspond à l’acception classique du « droit de mise à disposition » ;
2. L’accès à des playlists élaborées par un tiers (humain ou machine) et dans la composition desquelles le consommateur n’intervient pas, ce qui correspond en pratique à une radio thématique enrichie d’une dose limitée d’interactivité ;
3. La réception passive de titres envoyés par le service de streaming sans demande spécifique du consommateur, en lien avec ses habitudes d’écoute ou à des fins promotionnelles ;
4. Le stockage de copies locales de titres pour une écoute hors-ligne, dans les limites de la période de validité de l’abonnement.
L’utilisation par l’industrie du concept « d’interactivité », en lieu et place de la notion de « droit exclusif de mise à disposition » et sans distinguer entre les différents niveaux d’interactivité (cf. 1, 2 et 3 ci-dessus), a pour but de justifier l’extension du champ du droit exclusif à l’ensemble des services fournis, ce qui présente pour l’industrie l’avantage d’exclure la plus grande partie des musiciens du bénéfice de tout revenu récurrent pouvant être associé à ces services.
Si le cas numéro 1 correspond bien à l’exercice du droit exclusif de mise à disposition à la demande au sens des articles 10 et 14 du WPPT, c’est loin d’être évident dans les trois autres cas, qui correspondent à des services supplémentaires fournis « en bundle » avec le premier.
Le service visé au cas numéro 2 est très largement utilisé par les abonnés, pour lesquels les playlists constituent une version enrichie des radios à thème. Une playlist consiste en une toute petite fraction du répertoire exploité par la plateforme, dont les titres ont été sélectionnés en fonction de critères tels que le genre de musique (jazz, fusion, pop, variétés, rock, classique etc.), l’époque (années soixante, soixante-dix etc.), une activité ou une occasion particulière (footing, soirée entre amis, relaxation etc.) ou un moment de la journée. La sélection des titres de la liste peut être opérée par un algorithme ou par une personne rémunérée à cet effet par la plateforme. Même si le consommateur choisit de ne pas écouter un titre ou de sauter directement à un autre, ces choix ne peuvent avoir lieu qu’au sein de la liste initiale, dont le contenu et la taille sont limités a priori par le choix d’un tiers.
Le niveau limité d’interactivité offert au consommateur dans l’accès aux playlists ne peut en aucun cas être comparé à la liberté de choix qui est la sienne dans le cas de l’accès à un titre spécifique par téléchargement ou streaming au sein du catalogue entier de la plateforme et cette limitation n’est pas la conséquence du comportement du consommateur mais résulte de la nature même de la playlist.
L’absence de choix du consommateur est encore plus flagrante dans le cas numéro 3.
Compte tenu de ce qui précède, les services cités aux cas 2 et 3 devraient être soumis au régime de l’article 15 du WPPT (droit à rémunération pour la communication au public et la radiodiffusion de phonogrammes du commerce) et non pas au droit exclusif de mise à disposition. Il est à noter que, dans ces deux cas, la plateforme peut mettre des titres en avant, à des fins de promotion, lorsqu’elle a reçu un paiement à cet effet de la part du label (service Marquee de Spotify, par exemple). Ce qui est envoyé au consommateur est dans ce cas une écoute promotionnelle contrainte, en aucun cas un choix délibéré de sa part, et n’a pas nécessairement de rapport avec ses habitudes d’écoute.
Le cas numéro 4, quant à lui, revêt un caractère hybride. D’une part, il fait intervenir un acte de copie qui a vocation à relever de l’exception dite de « copie privée ». D’autre part, il permet à l’abonné de détenir une copie du phonogramme pendant une durée limitée (celle de l’abonnement), ce qui correspond au concept de location.
La manière dont les enregistrements sont exploités en ligne par l’industrie du disque répond à un objectif clair : faire prévaloir l’exercice du droit exclusif sur tout autre modèle possible, ce qui, compte tenu des pratiques contractuelles décrites plus haut, revient à priver la majorité des musiciens d’une juste part des revenus générés par leur travail et leur talent. Or, comme on vient de le voir, les services associés à un abonnement de streaming sont de natures différentes, relèvent de droits différents et doivent donc donner lieu à des paiements distincts selon le type de service. Le marché du streaming ne pourra générer de revenus décents pour les artistes tant que les pratiques actuelles n’auront pas été remises en question.
Benoît Machuel, septembre 2020